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Littérature française - Page 189

  • Rêveurs et nageurs / 1

    Rêveurs et nageurs ou du plaisir parmi les difficultés (2005) : retour à Grozdanovitch dont j’avais tant aimé le Petit traité de désinvolture (2002). Le titre est magnifique – et encore plus quand on en découvre le texte sous-jacent. Le sous-titre est emprunté à Henry James en culottes courtes, poussé sur une balançoire grinçante par sa sœur Alice une après-midi d’automne, et remarquant : « Je crois qu’on peut appeler ça du plaisir parmi les difficultés. » Un essai dédié fraternellement par Denis Grozdanovitch aux personnes sensibles à l’humour poétique et à la gravité de cette phrase, à ceux « dont les forces faiblissent… mais qui restent encore capables d’éprouver d’intenses minutes de plaisir parmi les difficultés croissantes d’un monde bouleversé et parfois tellement infernal qu’on pourrait le croire au bord du désastre ».

    Humour et mélancolie se côtoient dans ce recueil de réflexions. Un sourire monte aux lèvres en lisant Un choc culturel : Archie, son hôte anglais, éprouve ce choc en mettant le nez dans le moteur d’une DS en panne. L’auteur narre avec délectation les tentatives de dépannage sans résultat, et la floraison d’un discours furieux contre les ingénieurs français, en contraste avec les propos que tiendra plus tard le garagiste, M. Cazalis, intarissable d’éloges pour une voiture formidable qui ne demande tout au plus que de menus réglages, tout en plongeant délicatement les mains dans cette belle mécanique. Une vieille sympathie cynique – l’évocation des chiens de sa vie – et De la difficile légèreté de l’être – à l’ombre de Cioran – appartiennent au versant mélancolique de la pensée grozdanovitchienne (je suppose).

    A propos d’une émission sur France Culture à propos du philosophe allemand, Carl Schmitt, le chat et la petite souris s’étonne de l’incompréhension des orateurs par rapport à la dérive de Schmitt, si intelligent, vers le national-socialisme. Oubliaient-ils que la logique verbale et la pratique dans les faits ne correspondent pas toujours chez les êtres humains ? Grozdanovitch subodore chez ces universitaires l’angoisse devant « le foisonnement du réel » et un esprit de système comme « un solide blockhaus à l’épreuve de la moindre surprise ». Pathétique absence d’humour et de bon sens des grands esprits cartésiens.

    Viennent ensuite une centaine de pages, Apologie des fantômes, où Grozdanovitch a rassemblé ses méditations sur la vie et la mort, inspirées par des enterrements, des lectures, des anecdotes, des films, des tombes, et c’est là qu’on entre dans le vif de Rêveurs et nageurs. « Souvent la nuit, au cours de rêves profonds et compliqués, mes morts m’apparaissent… » Leur image est confuse mais proche, leurs paroles ne sont que « broutilles », comme s’il ne leur était permis que de passer « en transit » dans les songes des vivants. C’est Emmanuel Berl racontant à la radio comment il a découvert en rangeant des papiers dans le grenier de la maison familiale de vieilles lettres non cachetées, à lui adressées, et portant sur l’enveloppe l’écriture de Marcel Proust ! C’est une nouvelle de Buzzati, Les bosses ; un film de Rosi, Cadavres exquis. Ce sont les souvenirs d’un père, d’une sœur ; des vers de Valéry Larbaud à l’occasion de la Toussaint.

    Dans une conférence d’anthropologie au Collège de France, Maurice Bloch retourne la question de la plupart des spécialistes (« Comment peut-on encore croire aux fantômes de nos jours ? ») : étant donné que 95% des gens croient aux revenants et à leur influence dans notre vie quotidienne, « Comment certains d’entre nous font-ils pour ne pas croire aux fantômes ? » Grozdanovich abonde en citations littéraires pour en témoigner. « Où se rencontrent les morts si ce n’est sur les lèvres des vivants ? » (Samuel Butler, Ainsi va toute chair)  

    Grozdanovitch ne rappelle pas la belle phrase de Victor Hugo : « Les morts sont les invisibles, mais ils ne sont pas les absents » mais il a plus d’une fois ressenti la présence de disparus. Ainsi cette carte envoyée du Chili par son plus vieil ami d’enfance, perdu de vue depuis vingt-cinq ans, arrivée le lendemain de la nouvelle de sa mort. Sur son cercueil, il choisit de déposer non la rose rituelle mais une balle de tennis. Ainsi ce vieil homme rencontré à la librairie de Rodez et qui tient à lui raconter l’histoire de Janine et Jean, « enfants immortels », la fille de l’ingénieur des chemins de fer et le fils du cafetier. Fantômes de notre jeunesse. Séance de spiritisme et rencontre d’un jumeau astral.

    Le sommet de l’Apologie des fantômes a pour cadre la Bourgogne, où ses parents louaient la moitié d’une ferme pour l’été. Enfant, il s’est lié d’amitié avec Petit-Louis, le propriétaire de la ferme, et puis avec son copain forgeron, Anselme. Longtemps après la disparition inexpliquée de Petit-Louis à 78 ans, Anselme confie un jour son secret à l'auteur. Il sait où il est, mort mais « pas vraiment enterré », et lui raconte comment il a découvert l’endroit où Petit-Louis disparaissait régulièrement avant de disparaître pour de bon. C’est là que vous aurez un magnifique rendez-vous, si vous lisez Grozdanovitch, avec des rêveurs et des nageurs.

  • Une impression

    « L’aéroport de Ouagadougou est un lieu simplement fonctionnel : une piste pour les avions, un couloir pour les passagers, deux guérites en contre-plaqué pour le contrôle des passeports.

    Rien d’autre.

    Trente-neuf ans que j’étais parcouru des lignes de tension occidentales, découpant le monde en petits secteurs d’activités, comme le feraient des fourmis sur une carcasse de vache.

    Durant les quinze minutes bordéliques où je fis la queue jusqu’à ce qu’un grand policier noir appose un cachet sur mon passeport, je sentis que toutes les courroies qui me retenaient à quai depuis tellement d’années lâchaient les unes après les autres.

    C’était une impression agréable. Peut-être proche de ce que peuvent ressentir les cosmonautes découvrant l’apesanteur. »

     

    Thomas Günzig, La circoncision des crocodiles

     

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  • Günzig en Afrique

    Cadeau de Nouvel An à la librairie Tropismes, La circoncision des crocodiles de Thomas Günzig compte une trentaine de pages. Une plaquette publiée avec le soutien de la Coopération belge au développement et des Iles de paix. En 2001, le roman Mort d’un parfait bilingue a valu à l’écrivain belge (né en 1970) le prix Victor Rossel.

     

    Première partie « dans un style occidental angoissé » : voici l’autoportrait de Günzig en monstre, une « sensation profonde » ressentie dès l’enfance qu’il aurait tant souhaitée ordinaire au lieu de grandir « dans l’illusion d’être différent et d’appartenir à un monde qui valait mieux que tous les autres ». D’où l’impression d’un  simulacre. Devenu « quelqu’un d’amusant capable d’ouvrager des textes sombres », Günzig a trouvé son salut dans l’écriture bien qu’il n’ait jamais vraiment aimé ça – nous voilà aux antipodes d’En vivant, en écrivant. Le statut d’artiste, il en jouit mais en dégonfle l’aura : les animations scolaires et les ateliers d’écriture n’ont d’intérêt qu’alimentaire, les occasions de voyager l’excitent au début et puis, pour éviter la tristesse « de ces voyages inutiles, aussi longs et gris que des serpents d’eau, on ne part plus. »

     

    Partir au loin, très loin, il l’a essayé plusieurs fois sans succès, déçu de retrouver ailleurs les « mêmes avenues, mêmes panneaux publicitaires vantant les mêmes produits ». Mais un coup de téléphone au début d’un automne belge « comme l’entrée d’un long tunnel » sans lumière, déclenche un « oui ». Les Iles de Paix l’invitent à partir en mai au Burkina Faso, en Afrique noire, à Fada N’Gourma pour « y rester un peu et écrire un texte ». Tout l’étonne : le « héros normal » qui lui tient compagnie dans l’avion vers Ouagadougou, alors qu’il s’imaginait les gens des Iles de paix comme « des sortes de curés en civil » ; le souffle brûlant de « sèche-cheveux » qu’il prend en pleine figure à l’arrivée, avec « une incroyable odeur de fuel, de feu de bois, de sel et d’épices ».

     

    Deuxième partie « dans un style beaucoup plus relax », inspiré du « Fada N’Gourma way of life ». Le premier soir, il se sent « un peu KO » à l’idée de loger dix jours chez un type qu’il ne connaît pas. Heureusement, Gaël lui donne très vite la sensation que tout va bien se passer. Première nuit africaine « bizarre » : des bruits étranges, la moustiquaire qui bouge beaucoup, vigilance.

     

    Le lendemain, une route qui « ne semblait pas pouvoir, ni vouloir arrêter la force vitale des choses : des chèvres, des moutons, des ânes, des poules, des gens traversaient sans trop se soucier du danger que représentaient les camions et les camionnettes tellement surchargés que leur bas de caisse raclait le gravier. » La 4 x 4 de Fidèle, le chauffeur, passe partout et les amène à bon port, Gaël et lui, dans une maison simple mais confortable (excepté la porte des toilettes qui ne ferme pas). Gûnzig est présenté à tous ceux qui travaillent dans les bureaux d’Iles de Paix. Personne ne comprend vraiment ce qu’il fait là, lui non plus. Le lendemain, une employée lui apprend qu’il est un « Blanc Bonne Arrivée », « un peu comme un bébé découvrant le monde et ne sachant pas vraiment comment s’y prendre ».

     

    Il se sentait perdu, il se découvre heureux. Près des puits qu’on lui montre, des enfants jouent, un plus grand pompe avec énergie. « L’Energie », voilà ce qu’il voit. Des femmes qui entretiennent seules des retenues d’eau, un homme qui plie seul « à l’aide d’une pince et de deux clous, les tiges d’acier du béton armé d’une future école ». Si les Japonais sont réputés pour leur sens de l’effort, « sans doute que les Burkinabé sont les Japonais de l’Afrique. » Dans ce pays sans richesses, les habitants n’ont pas l’air « de s’en faire plus que ça », dépensent une énergie incroyable jour après jour au marché, dans les rues, la brousse, sur les chantiers. L’idée le traverse de s’installer là, à Fada N’Gourma et d’y vivre simplement, « comme tout le monde ». Mais il repart. Dans une petite boîte en plastique qu’on lui a donnée, il a désormais de quoi contrer le monstre, quand il fait mine de se réveiller en lui, et retrouver l’odeur, la magie, la fête. « On dit que les imaginaires ont un pays : si c’est vrai, j’ai trouvé le mien. »

     

    L’humoriste Thomas Günzig – voir le titre de la nouvelle (qui a porté d’abord le nom d’un médicament contre la malaria ) – signe ici un texte au ton personnel. La circoncision des crocodiles n’est ni un récit de voyage, ni un rapport sur le travail des Iles de Paix. C’est l’histoire d’une rencontre avec des gens qui lui ont rendu, « avec rien », le sens des choses de la vie.

  • Histoire de l'art

    « En histoire de l’art, l’intérêt des interprétations ou des théories n’est pas qu’elles soient définitives, mais que leur cohérence et leur pertinence nous obligent à vraiment regarder une œuvre, et nous offrent ainsi une chance de se l’approprier. »

    Jacques Bonnet, Des bibliothèques pleines de fantômes

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     Mai en janvier ? Pourquoi pas, le temps d'un livre ?  

    Bonne année 2011 à vous qui passez me lire.  

     

    Tania  

  • Pleines de fantômes

    Une mère Noël attentionnée m’a offert un livre qui rend joliment compte de la vie (surtout) et de la mort (un peu) des livres quand ils franchissent notre seuil :
    Des bibliothèques pleines de fantômes, un essai de Jacques Bonnet. Il s’ouvre sur une citation chère à Dominique : « Après le plaisir de posséder des livres, il n’y en
    a guère de plus doux que d’en parler. »
    (Charles Nodier)

     

     

    Lorsque Bonnet, alors au service d’une maison d’édition parisienne, a dîné dans un restaurant russe avec Pontiggia, écrivain et critique italien, les deux hommes se sont tout de suite entendus en découvrant leur point commun : « nous possédions tous deux une bibliothèque monstrueuse de plusieurs dizaines de milliers d’ouvrages. Non pas une de ces bibliothèques de bibliophile aux ouvrages si précieux que leur propriétaire ne les ouvre jamais de crainte de les abîmer, mais une bibliothèque de travail où l’on n’hésite pas à écrire dans les livres, à les lire dans son bain, et où l’on conserve tout ce qu’on a lu – livres de poche compris et les multiples éditions éventuelles d’un même ouvrage – ou que l’on a l’intention de lire plus tard. »

     

    Bonheur et malédiction. Pas un mur d’épargné, à part au-dessus de son lit (pour échapper au sort d’un compositeur, Alkan, mort écrasé par sa bibliothèque). Si leurs visiteurs occasionnels réagissent à peu près de la même manière et avec les mêmes questions en découvrant leur monde de papier, eux s’étonnent plutôt, lorsqu’ils pénètrent chez quelqu’un, ou de l’absence de livres ou de la maigre collection « d’un soi-disant confrère » ou encore des rangements « d’apparat » derrière des vitres.

     

    Comment en arrive-t-on à rassembler plus de vingt mille ouvrages (minimum envisagé par les deux convives pour un projet d’association jamais abouti) ? Pourquoi tant de livres ? Parmi les réponses de Jacques Bonnet, il y a ce « besoin d’avoir à sa disposition tous les livres, puis toutes les peintures, les musiques, les films, comme éléments de liberté intérieure. » Les bibliothèques décrites dans les romans, la différence entre collectionneurs spécialistes et « entasseurs », les ouvrages rares, les lecteurs acharnés… Les sujets abordés sont légion. Sans limites, la curiosité « se nourrit d’elle-même, ne se satisfait jamais de ce qu’elle trouve, va toujours de l’avant, et ne s’épuise qu’avec notre dernier souffle de vie. »

     

    La question du rangement et du classement se pose à quiconque possède une bibliothèque – Perec, Manguel l’ont abordée à leur façon. Bonnet préconise « le panachage de plusieurs ordres avec une grande latitude vis-à-vis des règles que l’on s’est fixées. » – « Il s’agit d’un principe pouvant d’ailleurs être étendu à la vie en général ! » Voilà le ton de cet érudit sans pédanterie, mais généreux en références et en citations, on n’en attendait pas moins d’un tel bibliomane. Il s’est permis depuis longtemps, écrit-il, de séparer Flamands et Wallons sur ses rayonnages, classement par langue oblige, mais ne dit pas où il place les écrivains francophones de Flandre ou de Bruxelles.

     

    La lecture est le cœur battant des Bibliothèques pleines de fantômes. Comment on
    lit pour se mettre « en présence des richesses et des misérables banalités auxquelles peut se résumer l’existence humaine » ; comment le titre d’un livre lu n’a plus rien à voir alors avec ce qu’il représentait auparavant, quelle que soit la manière dont il survit dans notre mémoire ; comment certains livres arrivent dans notre bibliothèque à la suite d’une conversation, d’une rencontre, chargés ensuite de souvenirs.

    Jacques Bonnet, en quelque cent trente pages, traverse le bonheur de lire et de posséder des livres en tous genres. Son évocation des livres d’art est particulièrement stimulante. S’il constate qu’« Internet et la télévision ont chassé l’ennui qui a toujours été l’aiguillon le plus sûr de la lecture », l’auteur ajoute : « Curieusement, la source d’informations infinie que constitue Internet n’a pas pour moi le même statut magique que ma bibliothèque. »